BERTRAND LAVIER
DEPUIS 1969
Centre Pompidou - Paris
26 septembre 2012 - 7 janvier 2013
Michel Gauthier – De quelle manière avez-vous choisi d'aborder cette rétrospective ?
Bertrand Lavier – Ce qui m'a intéressé, c'est de revisiter le genre en parcourant un certain nombre de « chantiers » ouverts depuis 1969. Ces « chantiers » – peintures industrielles, objets peints, superpositions d'objets, objets soclés, etc. – je ne les ferme jamais. Aussi l'œuvre la plus convaincante d'une série n'est-elle pas nécessairement la plus ancienne. Le premier piano peint date de 1981. Mais je n'écarte pas la possibilité que le plus beau, le plus convaincant, je le peigne en 2015. Cette rétrospective est donc comme un arrêt sur image. Beaucoup d'artistes passent d'une période disons « rose » à une autre, par exemple, « bleue ». J'ai compris que mon œuvre ne se développerait pas de cette façon. C'est pourquoi, la rétrospective du Centre Pompidou n'est pas organisée chronologiquement. Les pièces présentées sont celles qui, pour une série donnée, sont les plus belles.
[…]
MG – Quelle est votre méthode ?
BL – Quand je veux résumer de manière extrêmement lapidaire ma méthode de travail je dis qu'elle est très liée à mes études à l'École d'horticulture de Versailles. Bien sûr, quand j'assistais alors à un cours sur la greffe, je ne savais pas que cette notion aurait plus tard une telle importance pour moi. Très vite toutefois, j'ai été retenu par l'idée qu'on peut prendre deux choses pour en faire une troisième, qui sera singulière et qui aura une identité aussi forte que les deux autres. Quand on met un objet sur un autre, ça donne naissance à une sculpture sur son socle.
MG – Vous avez pratiqué la greffe de multiples façons.
BL – Oui. On peut greffer une technique sur un support inédit pour elle. Peindre un piano à queue ou un réfrigérateur, c'est greffer le concept de représentation sur la réalité. On greffe deux mondes qui étaient jusqu'alors séparés. Avant – depuis Lascaux –, soit on représentait les choses, soit on les présentait, de la façon la plus radicale, comme le porte-bouteilles de Marcel Duchamp. Avec mes « objets peints », les deux options se combinent.
MG – Vous recourez également à la procédure de la greffe lorsque vous utilisez le néon pour « peindre » d'après Frank Stella.
BL – Cette série d'œuvres a pour projet de renouveler le genre de la peinture en tube. Stella a créé la partition idéale pour faire ce genre de peinture en tube.
MG – Il disait que la peinture sur la toile devait être aussi belle que la peinture dans le pot ou dans le tube. Vous prenez en quelque sorte le parti de ne pas même la sortir du tube.
BL – Absolument !
[…]
MG – C'est un peu une tarte à la crème de notre époque : dans les arts visuels comme en littérature, les genres auraient disparu. Vous considérez au contraire que c'est une erreur de le penser. Il faut d'ailleurs considérer qu'ils existent pour pouvoir les inquiéter ?
BL – Tout à fait. Les genres témoignent de différences. Or j'aime les différences et encore davantage qu'elles puissent dialoguer entre elles. J'aime les genres pour pouvoir les déstabiliser. C'est un des objets de mon travail que de faire trembler les catégories génériques, que de les faire parvenir à une sorte de stridence. Tout en sachant que ce tremblement a certainement une durée de vie limitée. Après, toutes ces incartades réintègrent les genres qu'elles avaient essayé de perturber.
MG – Les readymades de Duchamp ont voulu s'inscrire dans un hors-champ, ils ont voulu échapper aux genres. Avec vos objets superposés, vous avez pris acte de la perte de leur caractère transgressif : les readymades sont devenus des sculptures.
BL – De fait, la question du statut des readymades duchampiens ne se pose dramatiquement plus. Pendant quelque temps la question de ce statut a été « radioactive ». Maintenant on ne se demande plus si le readymade est une œuvre d'art tout simplement parce qu'il est devenu une sculpture. Mon Brandt/Haffner (le réfrigérateur sur un coffre-fort), à la différence du Porte-bouteilles de Duchamp, dont on fêtera prochainement le centenaire, a d'emblée posé la question de savoir, non s'il s'agit d'une œuvre d'art, mais d'une sculpture. De la même façon, quand on voit une pierre sur un réfrigérateur, il est évident que se pose la question de la sculpture et non celle de l'art. Avec en outre l'idée que, dans un bloc de pierre, il y a toutes les sculptures du monde.
MG – Brandt/Haffner, que vous venez d'évoquer, est l'une de vos œuvres les plus « célèbres ». Elle est très souvent citée dans les ouvrages consacrés à l'art contemporain. En même temps, c'est une pièce qui a suscité un très grand nombre d'attaques.
BL – Quand l'art contemporain est né comme catégorie, dans les années 1980, une pièce comme Brandt/Haffner a été érigée en figure de proue à la fois par les gens qui s'intéressaient à cet art contemporain et par les gens qui le détestaient. Quand il y avait un article contre l'art contemporain dans ces années-là, une fois sur deux, il était illustré par Brandt/Haffner… […] La superposition du réfrigérateur sur le coffre- fort est arrivée au bon moment. C'était la première oeuvre de la série des objets superposés et elle était peut-être la plus raide. De surcroît, elle donnait prise à une lecture symbolique : le froid, l'argent, etc. Je ne me suis rendu compte de cette dimension symbolique, du côté « miroir aux alouettes » de l'œuvre, qu'après coup. Cette lecture de Brandt/Haffner s'est faite « à l'insu de mon plein gré ».
MG – Dans la rétrospective du Centre Pompidou, sur une cinquantaine d'œuvres, vous présentez six pièces de 2012. Certaines sont des réactivations, d'autres sont totalement nouvelles.
BL – L'œuvre intitulée Husqvarna/Art Déco est liée à une idée que j'avais en tête depuis le début des années 1980 : mettre des objets en lévitation sur un mur, qui donnent l'impression de décoller de la cimaise. J'ai retravaillé ça récemment avec Bosch/ Kligenthal, une pièce avec laquelle je mets en rapport deux mondes, deux temporalités : un mixer du dernier cri et un sabre du 19e siècle. Dans le cas de Husqvarna/Art Déco, je fais flotter, l'un au-dessus de l'autre, un objet très contemporain et un objet des années 1930. L'écart entre les deux objets est de plusieurs ordres : temporel, fonctionnel, esthétique. C'est la rencontre de deux univers, de deux espaces-temps.
MG – Vous invitez le spectateur à imaginer le récit qui pourrait mettre en rapport ces objets…
BL – … avec beaucoup de légèreté. Il y a, en effet, ici une idée d'apesanteur. La poétique de l'apesanteur naît de l'écart temporel. Il y a presque un siècle entre ces deux objets ! Et pourtant, ces deux objets vont assez bien ensemble. Comme s'ils s'attendaient, comme s'ils avaient rendez-vous.
[…]