LE SURRÉALISME ET
L'OBJET
commissaire: Didier Ottinger
Centre Pompidou
Place
Georges-Pompidou – Paris
27 octobre 2013 - 3 mars 2014
Un second
chapitre de l’histoire du surréalisme s’ouvre en 1927 avec l’engagement de ses
membres les plus actifs (André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, Pierre Unik,
Benjamin Péret) dans les rangs du Parti communiste français. En brandissant la
bannière du surréalisme, Breton et ses amis avaient affirmé le projet d’un
dépassement, d’une réinvention du réel. En 1924, le Manifeste fondateur du
mouvement en appelait au « modèle intérieur », à un mépris du monde sensible que
symbolisaient les yeux clos du personnage du Cerveau de l’enfant (1914) de
Giorgio De Chirico. Le rêve, les puissances de l’inconscient inspiraient un
automatisme graphique et scripturaire, une poésie « à toute vitesse » vouée à
déborder, à affoler le réel.
L’engagement des surréalistes aux côtés des
jeunes communistes de la revue Clarté et leur découverte de la biographie de
Lénine de Léon Trotski avaient amorcé, dès 1925, une prise de conscience
politique qui devait conduire à leur adhésion au Parti communiste français. Ce
rapprochement impliquait la prise en compte d’un matérialisme, d’un réalisme qui
constitue le fondement théorique, philosophique du communisme. Pour répondre à
ce virage réaliste, Breton invite à la fondation d’une « physique de la poésie
». L’idéologie communiste, qui impliquait le rejet de la fétichisation marchande
de l’oeuvre d’art, la suspicion à l’égard d’un « génie artistique » qui
entérinait la division sociale du travail, dotait bientôt d’une signification «
révolutionnaire » l’iconoclasme que le surréalisme avait hérité de Dada.
L’objet, sur lequel allaient se cristalliser les réflexions du surréalisme
militant, devait s’imposer comme la réponse à ce nouveau contexte philosophique
et politique. Dix ans avant la fondation du surréalisme, en 1914, Giorgio De
Chirico et Marcel Duchamp inventent deux objets appelés à connaître une fortune
durable dans l’imaginaire plastique du mouvement. De Chirico peint son premier
mannequin ; au rayon bricolage du Bazar de l’hôtel de ville, Duchamp fait
l’acquisition d’un Porte-bouteilles qui deviendra son premier « ready-made ». Le
Manifeste de 1924 présentera le mannequin comme un des objets les plus propices
à provoquer le « merveilleux » surréaliste. De La Poupée (1933-1934) de Hans
Bellmer aux mannequins qui borderont la « rue » de l’« Exposition internationale
du surréalisme » de 1938, les figures de cire ou de plastique ponctueront les
manifestations du surréalisme. Le Dictionnaire abrégé du Surréalisme, de 1938,
reconnaîtra, lui, la place fondatrice qui revient aux ready-made de Duchamp dans
l’invention de l’objet surréaliste.
S’ils relèvent du ready-made en ce
qu’ils « recyclent » les objets du quotidien, les premiers objets surréalistes
procèdent aussi du collage, du jeu du cadavre exquis pratiqué par les
surréalistes depuis 1925.
André Thirion relate les circonstances de leur
invention : « Dalí et moi essayions de trouver des points d’ancrage à partir
desquels chaque surréaliste pourrait exercer son talent vers une direction
commune, dans le cadre d’une discipline acceptée par tous. Une de mes
préoccupations était d’éviter un dérapage de l’intérêt que nous portions à la
psychanalyse, aux rapports du conscient et de l’inconscient, vers des
affirmations philosophiques que nos adversaires qualifieraient d’idéalistes et
qui donneraient de la consistance aux accusations de freudisme. […] Dalí proposa
d’entreprendre la fabrication d’objets à fonctionnement symbolique. » La Boule
suspendue d’Alberto Giacometti, découverte par Salvador Dalí et André Breton en
1930 à la galerie Pierre, constitue le prototype de ces nouveaux objets. Le
peintre catalan en généralise les principes : « Ces objets, qui se prêtent à un
minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les fantasmes et
représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes
inconscients. » Pendant quelques années (jusqu’à sa rupture avec le surréalisme
en 1935), Giacometti produira plusieurs de ces objets manipulables et ludiques.
Au début des années 1930, un faisceau d’événements conduit Hans Bellmer à
mettre en chantier une Poupée articulée qui actualise la figure du mannequin
surréaliste. À l’hiver 1932, la mère de l’artiste lui expédie une caisse
contenant les jouets de son enfance : « Parmi les rêveuses dépouilles
qu’enfermait la boîte merveilleuse, il y avait des poupées aux membres disjoints
mêlées à d’indicibles vestiges. » Alors que Bellmer se rapproche de George
Grosz, le peintre des automates dadaïstes, il découvre un opéra d’Offenbach
mettant en scène les contes d’E.T.A. Hoffmann (L’Homme au sable), dans lequel
apparaît la poupée Olympia. Jalon essentiel de la mannequinerie surréaliste, La
Poupée de Bellmer est investie de la dimension érotique qui, du mythe de
Pygmalion et du récit libertin de Bibiena (La Poupée, 1747) aux modernes poupées
de silicone, est associée à ces effigies féminines. Ces mannequins activent le
sentiment éminemment surréaliste d’« étrange étrangeté », inspiré à Sigmund
Freud par la poupée du conte d’Hoffmann et qu’il théorise dans son ouvrage de
1919 (Das Unheimliche).
« L’Exposition surréaliste d’objets », présentée à
la galerie Ratton en mai 1936, est vouée à la quintessence d’un surréalisme qui
démontre sa capacité à transfigurer, à transmuter les objets et, par eux, le
réel lui-même. Loin de tout savoir-faire, de tout « génie artistique », c’est la
puissance de désignation surréaliste qui constitue l’objet de l’exposition.
Point d’orgue de la réflexion surréaliste appliquée à l’objet, elle se place à
l’apogée d’une courbe retraçant un processus de conceptualisation,
d’affirmation, d’un surréalisme rendu à sa pureté à la fois poétique et
théorique. Dans les vitrines, sur les murs, nulle trace (ou presque) du
savoir-faire, du talent valorisé par l’esthétique « bourgeoise ». Ready-made
sortis momentanément de leur anonymat fonctionnel, ces objets défient toute
spéculation, tout fétichisme (à l’instar du Ceci n’est pas un morceau de fromage
de René Magritte qui, à l’issue de l’exposition, est démembré, restituant la
cloche à fromage à son usage premier).
Dans le communiqué de presse qu’il
prend soin de rédiger pour l’exposition, Breton établit la taxinomie des objets
exposés : « objets naturels, minéraux (cristaux contenant de l’eau plusieurs
fois millénaire), végétaux (plantes carnivores), animaux (tamanoir, oeuf
d’oepyornix), des objets naturels interprétés (un singe en fougère) ou
incorporés à des sculptures, des objets perturbés (c’est-à-dire modifiés par des
agents naturels, incendies, tempêtes, etc.) […] plusieurs objets venus de
l’atelier de Picasso, qui prennent place, historiquement, avec les célèbres
ready-made et ready-made aidés de Marcel Duchamp, également exposés. Enfin les
objets dits sauvages, les plus beaux fétiches et masques américains et
océaniens. […] Les objets mathématiques, surprenantes concrétisations des plus
délicats problèmes de géométrie dans l’espace, et les objets trouvés et objets
trouvés interprétés, nous conduisent aux objets surréalistes proprement dits. »
Cette liste annonce celle des objets qui composeront le « mur » qu’André
Breton assemblera dans son atelier de la rue Fontaine après la Seconde Guerre
mondiale. Comme le fera le « mur », l’exposition de la galerie Ratton «
surréalise » les anciennes chambres des merveilles (Wunderkammern) et autres
cabinets de curiosité. Monuments d’un savoir préscientifique, ils apparaissent à
Breton comme les vestiges d’un temps durant lequel intuition poétique et
connaissance rationnelle cohabitaient encore (une compatibilité que Breton verra
à nouveau éclore dans les théories de la physique quantique). Parmi les objets
alignés dans les vitrines, les « objets mathématiques » (ces modernes
scientifica), découverts par Max Ernst à l’Institut Henri Poincaré, possèdent un
statut exemplaire. Ils donnent une forme visible à des équations mathématiques
complexes, illustrant, au plus haut point, la vocation des objets surréalistes à
fonder une « physique de la poésie », à ancrer les idées dans le réel. Ils
éclairent la nature d’objets trouvés surréalistes, concrétions de rêves et de
désirs.
La démystification de l’oeuvre d’art et le projet d’inscription du
surréalisme dans le monde concret, auxquels répond l’invention de l’objet,
s’expriment aussi par une conquête de l’espace réel, par la mise en scène des
expositions surréalistes qui annonce l’art de l’« Installation ». Marcel
Duchamp, intronisé « Générateur arbitre » de l’« Exposition internationale du
surréalisme » organisée en 1938 à la galerie des Beaux-Arts, conçoit le « décor
», la « scénographie » de l’exposition, pour laquelle chacun de ses participants
est invité à « habiller » un des seize mannequins qui bordent la rue
surréaliste. La présence d’un automate « descendant authentique de Frankenstein
», annoncée pour le vernissage, justifie la remarque d’un critique qui compare
l’exposition à un « train-fantôme ».
Les menaces que la Seconde Guerre
mondiale fait peser sur les surréalistes les conduisent à l’exil. La rupture que
marque la guerre est à l’origine d’une évolution de la réflexion surréaliste
appliquée à l’objet, qui devient le matériau élémentaire d’assemblages dont la
logique constructive s’apparente toujours à celle des Cadavres exquis. Aux
États-Unis, Max Ernst conçoit des créatures anthropomorphes en assemblant les
moulages de plâtre de ses objets domestiques (bols, assiettes…). La rencontre
d’Alexander Calder avec Joan Miró, en 1932, l’avait conduit à élargir son
vocabulaire formel à un biomorphisme inspiré du monde végétal et animal.
L’ensemble de sculptures qu’il réalise en 1935-1936, en assemblant des pièces de
bois polies, évoque les oeuvres de Jean Arp, les objets de Miró.
Pablo
Picasso apparaît comme un des protagonistes majeurs de cette sculpture
d’assemblage avec laquelle s’identifie bientôt la plastique surréaliste. Dès
1912, il avait introduit dans ses oeuvres des objets puisés dans son
environnement quotidien comme Composition à la chaise cannée. Le Verre
d’absinthe, qu’il avait conçu en 1914, intégrait une cuiller réelle. Ce recours
aux objets quotidiens devient significatif de l’oeuvre qu’il développe au début
des années 1930, alors qu’il se rapproche du surréalisme. Sa Tête de taureau
(1942) résulte de l’assemblage d’une selle et d’un guidon de vélo. Quelques
années plus tard, la Vénus du gaz (1945) n’est plus qu’un brûleur de cuisinière
placé en position verticale.
L’exposition « Le Surréalisme en 1947 »,
inaugurée en juillet à la galerie Maeght, reste fidèle au principe de
dépassement de l’art qui avait donné naissance à l’objet surréaliste. Dans la
préface du catalogue, André Breton évoque les « oeuvres poétiques et plastiques
récentes », qui « disposent sur les esprits d’un pouvoir qui excède en tous sens
celui de l’oeuvre d’art ». En 1947, ce pouvoir renvoie à la capacité de ces
créations de constituer le ferment d’une mythologie nouvelle. Au coeur de
l’exposition est aménagée une salle rassemblant des « autels », consacrés à « un
être, une catégorie d’êtres ou un objet susceptible d’être doué de vie mythique
». Production de l’esprit, ces « psycho-objets » apparaissent comme les avatars
exotériques des ready-made de Duchamp (qui réalise, une fois encore, l’«
installation » de l’exposition de 1947, en fournissant les principes généraux
d’une scénographie que réalise l’architecte Frederick Kiesler).
La huitième
« Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme » (ÉROS), organisée en 1959 à la
galerie Daniel Cordier, est consacrée à la puissance inspiratrice la plus
profonde, la plus permanente du surréalisme. Duchamp, qui déclarait vouloir
ajouter l’érotisme à la liste des « ismes » du 20e siècle, imagine une porte «
vaginale », un décor animé et olfactif : « patchouli à l’entrée, gradation de la
finesse jusqu’au fond des dernières salles ». L’exposition embrasse une vaste
chronologie, de la Boule suspendue de Giacometti et La Poupée de Bellmer, au Bed
(1955) de Robert Rauschenberg et aux Cibles de Jasper Johns. Dans la « Crypte du
fétichisme », conçue par Mimi Parent, sont présentés, dans des casiers muraux,
des « fétiches » qui viennent rappeler que l’objet surréaliste est
consubstantiellement lié à l’érotisme (depuis les objets à fonctionnement
symbolique associés par Dalí aux fantasmes érotiques). La critique, qui
rapproche l’exposition ÉROS du musée Grévin ou de la boîte de nuit, témoigne de
la réussite de Duchamp qui souhaitait que l’exposition défie les lois de «
l’accrochage ». Dans une salle de l’exposition, un groupe de mannequins rappelle
le « Festin cannibale » conçu par Meret Oppenheim, célébré le jour de son
vernissage.
Répondant à l’appel d’André Breton pour la fondation d’« une
physique de la poésie », Joan Miró avait délaissé momentanément la peinture pour
entreprendre, en 1929, une série de Constructions dans lesquelles Jacques Dupin
a vu une entreprise de « mise en question d’un outil plastique trop facilement
dominé, après les plongées dans les eaux troubles, les eaux mères de
l’inconscient et du rêve ». Ces oeuvres tenaient à la fois du « collage » et du
« ready-made » : « Il ne récolte pas les choses comme un esthète pressé de jouer
avec elles, de les bousculer, de les soumettre à son caprice, ni pour les
intégrer à une vision de constructeur, non, il les transplante, telles quelles,
il les accueille sur sa terre labourée, son aire de jeu. » Leur appliquant un
anthropomorphisme joyeusement instable et précaire, Miró renoue grâce à elles
avec la légèreté ludique des Cadavres exquis.
Ce qui s’expose dans l’art
d’aujourd’hui sous les auspices de l’objet relève des principes dont se
réclamait l’objet surréaliste. Le jeu des mots et les images qui caractérisent
le ready-made inspirent l’oeuvre d’Ed Ruscha. L’« inquiétante étrangeté » des
mannequins continue de fasciner Paul McCarthy. Les « jeux » de La Poupée de Hans
Bellmer se prolongent avec les Sex Toys de Cindy Sherman. Ce sont encore les
psycho-objets surréalistes que Heim Steinbach pose sur ses consoles
contemporaines. Philippe Mayaux fait proliférer les moulages anatomiques
(Objet-dard et autres) de Marcel Duchamp. Théo Mercier réinvente le Cadavre
exquis dans la boutique des souvenirs pour touristes. La verve iconoclaste et
libertaire du surréalisme innerve la boutique de farces et attrapes d’Arnaud
Labelle-Rojoux. L’énigme d’Isidore Ducasse multiplie ses sortilèges dans la
prolifération des colis postaux de Mark Dion.
Didier Ottinger
Image: Meret Oppenheim: «Ma Gouvernante» (My Nurse), 1936 (detail).
Moderna Museet, Stockholm © Adagp, Paris 2013