DANS L'OEIL DE GEORGES
BATAILLE
Revue des Deux Mondes, mai 2012
Le lecteur pourra s’étonner de trouver le nom de Georges Bataille en « une » de la Revue des Deux Mondes. Une revue réputée si modérée à travers son histoire, ouvrant ses portes à un écrivain majeur du XXe siècle, l’un de ses aventuriers les plus extrêmes, dans le sillage très personnel d’un Nietzsche, un explorateur de la mystique dans ses confins les moins reconnus, les moins cadrés, un penseur de la dépense, de cette fameuse « part maudite » d’où puisse surgir une vérité, un rire, une joie, cela peut surprendre. Mais les temps changent. La scène des « idées » aussi, nous vivons une situation inédite, sauvage, excellente pour l’esprit. Aujourd’hui la Revue des Deux Mondes prend la parole au sujet de Georges Bataille. Parce que Bataille nous intéresse prodigieusement, parce qu’il nous passionne.
Pourquoi ? D’abord parce que Bataille n’appartient à personne. Un Michel Surya, un Francis Marmande, un Jean-Michel Besnier, « batailliens » de longue date, ont su faire voir cela, cette irréductibilité de Bataille dans le paysage de l’aventure artistique, littéraire, philosophique du XXe siècle. À côté du surréalisme, et de tous les « ismes », à côté, en travers, ailleurs, à Lascaux devant les chevaux extraordinaires de l’outre-temps, devant la peinture de Manet, grand disputeur d’un « non-savoir » et d’une méditation sur la mort et l’Éros, dont témoigne ce beau numéro 10 de Tel quel de l’été 1962, la mort « dont on ne peut rien savoir » et qui pour cela même figure aux yeux de Bataille un hors-lieu décisif pour l’expérience humaine. Phllippe Sollers, dans le numéro d’hommage de la revue Critique (fondée par Bataille) qui parut en 1963 après la mort de l’écrivain, parlant de « grandes irrégularités de langage » : en un sens, c’est la trace d’une telle, « irrégularité » que ce numéro s’efforce de suivre.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans la mêlée intellectuelle menée par ces ténors de la scène germanopratine qu’étaient un Sartre, un Camus, un Merleau-Ponty, le nom de Bataille était à pe1ne audible. Cette douceur qui émanait de sa personne, d’un bibliothécaire de province, ces textes étranges, à mi-chemin de la philosophie et de la théologie, transfuges d’on ne sait quelle trajectoire clandestine, provocants par leur sérénité même. Et cette écriture si nette, si noire dans sa lumière, qui avait l’air d’arriver de nulle part, ni des piaules de la rue d’Ulm, ni du comptoir de la NRF. La jeune génération d’alors, celle de Tel quel, fut au rendez-vous : quelqu’un parlait une langue encore jamais entendue de la sorte. Il s’agissait d’y aller voir. Cinquante ans plus tard, qu’en est-il ? Où en sommes-nous avec cet écrivain porteur d’une telle capacité de foudre ? Au fond, tout s’est passé avec l’auteur du Bleu du ciel comme s’il avait reçu, plus nettement, plus purement que les autres, l’évidence d’une fin propre à l’Europe des lumières. Un héritage, oui, bien sûr, mais dont l’alphabet se déchiffre plus à Lascaux que dans les manifestes éculés du Progrès, une langue à faire entendre qui soit l’écho de cette immense dislocation métaphysique qui a tout emporté avec elle. Il n’est rien de plus étrange, dans sa terrible simplicité, que l’écriture de Georges Bataille : comme s’il importait de s’avancer, nu et direct, dans cette nouvelle terre disloquée qui est la nôtre.
Cinquante ans après sa mort, Georges Bataille figure plus que jamais ce point d’irréductibilité dans un monde de marchandisation en perpétuelle évaluation et comptabilité de lui-même. Il y a une altérité de Bataille, intense et calme, qui n’est pas de ce monde-là. Pour autant, son mode de présence n’en est que plus signifiant, plus précis. Bataille, l’irrécupérable ? Assurément. Le legs n’en est que plus précieux. C’est en quoi, bien sûr, il nous importe énormément de le déchiffrer. Bonne lecture,
Michel Crépu
Revue des Deux Mondes, mai 2012
Le lecteur pourra s’étonner de trouver le nom de Georges Bataille en « une » de la Revue des Deux Mondes. Une revue réputée si modérée à travers son histoire, ouvrant ses portes à un écrivain majeur du XXe siècle, l’un de ses aventuriers les plus extrêmes, dans le sillage très personnel d’un Nietzsche, un explorateur de la mystique dans ses confins les moins reconnus, les moins cadrés, un penseur de la dépense, de cette fameuse « part maudite » d’où puisse surgir une vérité, un rire, une joie, cela peut surprendre. Mais les temps changent. La scène des « idées » aussi, nous vivons une situation inédite, sauvage, excellente pour l’esprit. Aujourd’hui la Revue des Deux Mondes prend la parole au sujet de Georges Bataille. Parce que Bataille nous intéresse prodigieusement, parce qu’il nous passionne.
Pourquoi ? D’abord parce que Bataille n’appartient à personne. Un Michel Surya, un Francis Marmande, un Jean-Michel Besnier, « batailliens » de longue date, ont su faire voir cela, cette irréductibilité de Bataille dans le paysage de l’aventure artistique, littéraire, philosophique du XXe siècle. À côté du surréalisme, et de tous les « ismes », à côté, en travers, ailleurs, à Lascaux devant les chevaux extraordinaires de l’outre-temps, devant la peinture de Manet, grand disputeur d’un « non-savoir » et d’une méditation sur la mort et l’Éros, dont témoigne ce beau numéro 10 de Tel quel de l’été 1962, la mort « dont on ne peut rien savoir » et qui pour cela même figure aux yeux de Bataille un hors-lieu décisif pour l’expérience humaine. Phllippe Sollers, dans le numéro d’hommage de la revue Critique (fondée par Bataille) qui parut en 1963 après la mort de l’écrivain, parlant de « grandes irrégularités de langage » : en un sens, c’est la trace d’une telle, « irrégularité » que ce numéro s’efforce de suivre.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans la mêlée intellectuelle menée par ces ténors de la scène germanopratine qu’étaient un Sartre, un Camus, un Merleau-Ponty, le nom de Bataille était à pe1ne audible. Cette douceur qui émanait de sa personne, d’un bibliothécaire de province, ces textes étranges, à mi-chemin de la philosophie et de la théologie, transfuges d’on ne sait quelle trajectoire clandestine, provocants par leur sérénité même. Et cette écriture si nette, si noire dans sa lumière, qui avait l’air d’arriver de nulle part, ni des piaules de la rue d’Ulm, ni du comptoir de la NRF. La jeune génération d’alors, celle de Tel quel, fut au rendez-vous : quelqu’un parlait une langue encore jamais entendue de la sorte. Il s’agissait d’y aller voir. Cinquante ans plus tard, qu’en est-il ? Où en sommes-nous avec cet écrivain porteur d’une telle capacité de foudre ? Au fond, tout s’est passé avec l’auteur du Bleu du ciel comme s’il avait reçu, plus nettement, plus purement que les autres, l’évidence d’une fin propre à l’Europe des lumières. Un héritage, oui, bien sûr, mais dont l’alphabet se déchiffre plus à Lascaux que dans les manifestes éculés du Progrès, une langue à faire entendre qui soit l’écho de cette immense dislocation métaphysique qui a tout emporté avec elle. Il n’est rien de plus étrange, dans sa terrible simplicité, que l’écriture de Georges Bataille : comme s’il importait de s’avancer, nu et direct, dans cette nouvelle terre disloquée qui est la nôtre.
Cinquante ans après sa mort, Georges Bataille figure plus que jamais ce point d’irréductibilité dans un monde de marchandisation en perpétuelle évaluation et comptabilité de lui-même. Il y a une altérité de Bataille, intense et calme, qui n’est pas de ce monde-là. Pour autant, son mode de présence n’en est que plus signifiant, plus précis. Bataille, l’irrécupérable ? Assurément. Le legs n’en est que plus précieux. C’est en quoi, bien sûr, il nous importe énormément de le déchiffrer. Bonne lecture,
Michel Crépu